(CHILD LIFE) 1946 - atlantic ocean Edgar Sidwell était à l'avant du navire, le regard vissé sur l'océan. Depuis qu'il était né, son père l'avait formé à être armateur. Il avait pris la direction de l'entreprise familiale depuis quelques mois seulement et s'en était senti grandi. Avec les bénéfices obtenus, Edgar avait décidé d'offrir à sa petite famille (Quinn, Felix et Tawny) un voyage de l'autre côté de l'Atlantique, sur un paquebot renommé. Ça n'était pas le Titanic (fort heureusement). On était en 1946, la guerre était finie depuis un an, et les navires pouvaient de nouveau traverser l'Atlantique sans risquer d'être coulés par des sous-marins du Reich. Edgar avait passé une guerre assez tendue. Il avait dû sécher les larmes de sa femme lorsque le plus jeune frère de Quinn, Rufus, avait été abattu par un pilote allemand. On avait simplement dit à Felix et Tawny que leur oncle avait disparu. Ils n'avaient pas besoin d'en savoir plus. Déjà que cette guerre avait marqué leurs esprits, si on pouvait éviter de les terrifier davantage.
Le calme de l'océan apaisait Edgar, et il était tellement perdu dans ses pensées qu'il n'entendit pas Tawny arriver en riant/criant (les deux en même temps, oui). Il se rendit compte qu'elle était là, seulement lorsqu'elle se heurta contre lui et qu'elle se cacha entre lui et l'avant du navire en riant aux éclats. « Cachez-moi, Père, Felix a dit qu'il voulait me jeter à la mer ! » Quelques cheveux blonds de la demoiselle s'étaient échappés de sa queue de cheval, et ses yeux marron et bleu clair pétillaient d'amusement. Tawny avait douze ans, faisait la première croisière de sa vie et était encore assez jeune dans sa tête pour se cacher de son frère ainé qui arrivait en riant, poursuivi lui-même par leur mère qui se disait « Outrée, Felix Stanley Sidwell, je suis outrée par vos menaces ! ».
Une fois la crise passée, la famille Sidwell, réunie sur le nez du navire, observe l'horizon. Ils oublient leurs ennuis passés, les deuils respectifs. Et ils sont soudés, ensemble. Felix ébouriffe les cheveux de Tawny et repart en ricanant. Tawny ne râle pas, elle est une jeune fille bien élevée, mais elle peste tout de même à voix basse sur son vilain frère qui l'a décoiffée. Elle retourne à la cabine, suivie par ses parents qui sourient, amusés malgré eux par les chicaneries de leurs enfants.

(TEENAGE DREAMS) april 1950 - liverpool « Mère, où est Père ? Où est Felix ? » La salle à manger est vide. Nous sommes le 7 avril, Tawny a seize ans aujourd'hui et son père n'est pas là pour son anniversaire. Quinn Sidwell est assise seule à la longue table. Tawny s'approche de sa mère, sa robe blanche droite flottant autour d'elle. « Mère, que s'est-il passé ? » L'ancienne secrétaire reste silencieuse, elle observe l'argenterie disposée si bien sur la table. Tout était prêt, et il manquait tout le monde. Tawny avait terminé sa leçon de piano une dizaine de minutes plus tôt. Elle avait entendu du mouvement en bas pendant sa leçon mais n'avait pas pu savoir ce qu'il en était. Et maintenant, ni son père ni son frère n'étaient là, alors qu'elle devait fêter son anniversaire en famille pendant le dîner. S'agenouillant auprès de sa mère, la jeune anglaise observe celle qui l'a mise au monde, inquiète. Et finalement, Quinn Sidwell finit par parler : « Il y a eu un accident. Avec un navire de la compagnie. » Tawny pâlit, tant elle s'imagine déjà son père et son frère couler dans un naufrage. Sa mère se rend compte de l'émotion provoquée et elle précise ses propos : « Il ne leur est rien arrivé, ne t'en fais pas. Edgar et Felix ont simplement dû se rendre au port pour tenter de calmer les familles des marins qui ont sombré. » Un sourire triste sur le visage de Quinn fait comprendre à la jeune fille que cet accident est un problème de taille pour la compagnie. Et aussi que les intérêts des hommes sont plus importants que la simple joie d'une adolescente. D'un autre côté, qu'aurait-elle pu espérer d'autre ? La compagnie apporte de l'argent aux Sidwell depuis qu'elle a été fondée, le bien-être de ses employés importe aussi à son père. Tawny fait la moue, se redresse et enlace sa mère doucement. « Nous fêterons ton anniversaire demain, ma chérie. Mais nous pouvons profiter de ce soir pour parler de tes projets, entre femmes. Qu'en dis-tu ? » Et c'est dans la nuit de ses seize ans que Tawny a révélé à sa mère -ravie- qu'elle ne voulait pas simplement être une femme au foyer, qui passait ses journées à faire des réceptions et à sourire à des gens qu'elle ne connaissait pas. « I don't want to sit pretty. I want to teach. » furent les premiers mots empreints de vérité que prononça Tawny sur son avenir.

(WAR : TEARS, SWEAT, BLOOD & TOIL) august 1950 - liverpool Une guerre en chasse une autre. Ou plutôt, le souvenir d'une guerre précédente. Il était difficile d'effacer le souvenir de la Seconde Guerre mondiale et des atrocités qui avaient marqué ces longues années. Tu le savais. Assise sur le perron de la demeure familiale de Liverpool, tu refusais de dire au revoir à ton frère. Il partait ce matin. Volontaire. Il était en âge de se battre. Thomas, le fils de Patricia, était parti la semaine précédente, avec tous ceux qui avaient dix-huit ans. Ceux nés dans les années 1930 avaient cru avoir échappé à une mobilisation et aux combats, mais il n'en était rien. La Guerre de Corée avait été déclarée. Les jeunes hommes avaient été enrôlés. Les plus anciens, faisant partie de la Navy ou de l'Armée de Terre, étaient aussi partis. Ta mère se rongeait de nouveau les sangs pour ses frères, James et Richard, et elle allait se ronger les sangs pour ton frère. Et toi, tu refusais de dire au revoir à ton frère qui n'allait pas tarder à partir. Tu n'en avais fait qu'à ta tête, tu avais refusé de venir t'asseoir à table pour déjeuner. Tu refusais parce que tu avais peur que ce soit la dernière fois que tu le verrais. Alors tu ne voulais pas parler. La porte d'entrée s'ouvrit, tu ne te retournais pas. Et puis une présence, à tes côtés : ton frère. « T'as décidé de me bouder même aujourd'hui ? Maggs, le monde ne tourne pas autour de toi. » Tu le regardes, furieuse. « Et toi, t'étais obligé de te porter volontaire comme un imbécile ? » La réponse sèche a fusé, le silence retombe. Et tu t'en veux d'avoir prononcé ces mots. « J'voulais pas dire ça… C'est juste que… » Tu as peur. Tu as peur et tu ne le lui diras pas, parce que tu as appris à ne pas montrer quand tu étais gênée. Il comprend, néanmoins, et te prend dans ses bras sans dire un mot de plus. Enlacés, vous oubliez le temps qui passe, l'heure qui tourne, le moment où il devra partir. « Tu reviendras, hein, Felix ? T'as pas le droit de rester là-bas. » Il hoche la tête, en silence. Il voudrait te promettre qu'il ne lui arrivera rien, mais il ne sait pas comment il en ressortira. Les minutes passent, le vent souffle, et bientôt, le navire transportant Felix s'éloigne au loin.

(GIRL, YOU'LL BE A WOMAN) february 1954 - switzerland On était en hiver. Tu étais partie avec des amies de ton internat situé à une cinquantaine de kilomètres de Liverpool. L'une d'entre vous était suisse et avait proposé de mettre à votre disposition son chalet dans les Alpes. Ça n'était pas la première fois que tu faisais du ski, tu y étais déjà habituée et tu aimais beaucoup cela. C'était encore rare pour des jeunes femmes de skier sans chaperon, mais vous étiez toutes assez grandes pour le faire, et vous skiiez en bande. Arrivées en haut d'une pente assez longue, alors que vous alliez rentrer dans le chalet, vous aviez décidé de descendre le plus vite possible. Une erreur, bien entendu. Cela faisait deux jours que vous étiez là, et vous en aviez encore pour deux semaines. Tu fis un faux mouvement, pour éviter un skieur sorti de nulle part. Perdant des appuis et ton équilibre, tu tombas mal et ta jambe droite craqua d'un coup. Sur le coup, tu ne l'avais pas senti, roulant dans la neige à moitié en hurlant, à moitié en riant. Et puis, une fois ta chute terminée et tes amies autour de toi, tu te rendis compte de la douleur lancinante dans ta jambe. Tu te l'étais cassée. Rapatriée dans le fond de vallée, tu fus examinée et et tu dus rester immobile pour les deux semaines suivantes. Tes amies, désolées, furent bien heureuses lorsque tu leur dis que tu pouvais t'occuper, que tu avais assez de livres pour tenir un siège. Et tu passas le reste de la période sur un canapé, à lire des classiques que tu ne connaissais pas encore. Et parcourant tous les classiques des auteurs phares, tu en appris plus sur la vie que si tu avais passé ses journées à skier. Ou du moins, c'est ce que tu aimes à penser. De toute façon, la vie t'avait déjà bien appris certaines choses. La guerre avec la Corée du Nord et ses alliés avait pris fin, ton frère, ton cousin et tes oncles étaient rentrés sains et saufs, mais peut-être un peu blessés. Felix marchait avec une canne désormais, et lorsqu'il te vit descendre du ferry avec des béquilles, il ne put que rire et te demander, amusé, si tu avais cherché à lui ressembler.

(HEARTWARMING BOOKWORM) 1962 - lachlan boarding school « Bonjour Mademoiselle, puis-je faire quelque chose pour vous ? » Tu te retournes et tu fais face à un homme qui doit avoir la cinquantaine. Ça doit être Monsieur Reeves, le conservateur de la bibliothèque. Tu as encore du mal à y croire, mais ta mère a réussi à faire jouer ses relations pour t'obtenir un poste de bibliothécaire à l'institut mixte Lachlan. Sauf que tu es mal à l'aise face au sieur Reeves qui te reluque sans l'once d'une gêne. « Je suis Tawny Sidwell, dis-tu en tendant une main qu'il ne serre pas, je suppose que vous êtes Monsieur Reeves ? Enchantée de faire votre connaissance. » Sentant bien qu'il ne serrera pas ta main car tu es une femme, tu la retires. « Mrs. Bridgestone m'a dit que je devais m'adresser à vous pour tout savoir de la bibliothèque. » Il comprend enfin ce que tu fais là : « Ah, vous êtes la nouvelle bibliothécaire. » Il se pourlèche les babines sans se soucier que tu puisses le voir. Sans doute a-t-il de sales pensées, et tu te fais la promesse mentale de ne jamais être seule avec lui dans la bibliothèque. Il y a quelque chose de malsain dans son regard. Il te fait faire le tour de la bibliothèque (assez rapidement réalisé d'ailleurs). Le classement laisse à désirer, mais tu ne dis rien. C'est ton premier jour, il vaut mieux que tout se passe bien. Si Mrs. Bridgestone n'avait pas été amie d'une amie de ta mère, sans nul doute que tu n'aurais jamais eu la place ici. Malgré toute ta bonne volonté et ta générosité, ça ne serait pas forcément passé.
Tes premiers jours se passent plutôt bien, tu fais la rencontre de Penny, la jeune infirmière de Lachlan, bavarde comme une pie, commère comme une vieille dame, et fouineuse comme pas deux. Celle-ci te parle de beaucoup de monde que tu n'as pas encore rencontré et te raconte sa vie assez régulièrement (mais sa vie change à chaque fois qu'elle te la raconte, donc tu ne retiens plus vraiment ce qu'elle peut te dire sur elle). Et puis un jour, tu rencontres le professeur de Français de l'institut Lachlan, dont Penny t'avait déjà parlé. Tu étais assise derrière le comptoir de l'entrée de la Bibliothèque, en train de vérifier un inventaire, lorsqu'un homme s'approcha dudit comptoir. Il était sans doute enseignant à Lachlan et tu ne l'avais jamais vu encore. Et lorsqu'il te demanda certains livres en version originale française, tu supposas qu'il était professeur de français (ce qui était le cas). Tu l'avais guidé dans les rayons et lorsque tu voulus lui tendre un recueil de Lamartine, ta maladresse frappa : tu pensais qu'il le tenait et le lâchas, sauf qu'il ne le tenait pas encore et que le livre chut sur le sol dans un claquement propre aux reliures en cuir. Paniquée, honteuse même, tu t'étais baissée pour le ramasser, et il avait fait de même et… au final il ne s'était rien passé. Vous aviez parlé, un peu, très peu. Tu avais rougi, beaucoup trop. Son auteur préféré était le même que le tien (Francis Scott Fitzgerald). Et vous deviez vous revoir le soir même, après les cours, pour une tasse de thé. La suite de la journée t'avait semblé terriblement longue, et tu n'avais cessé de rêvasser au brun ténébreux qui enseignait la langue de Molière à Lachlan, et à repenser à la douceur qu'il avait eu avec toi, le frôlement de ses doigts sous ton menton et… Bref, tu étais tombée sous son charme.
Lorsque Penny l'avait su, elle n'avait pas perdu de temps pour te raconter cette histoire qui s'était passée l'année précédente, et la rumeur qui avait couru selon laquelle Mr. Menken (car c'était le nom de l'homme) aurait une relation singulière avec Mrs. Darling, la professeur de Dactylographie. Tu avais été un peu peinée, et tu t'étais méfiée… Et tu étais tout de même allée boire une tasse de thé avec l'homme. Et la nuit, dans ton lit, sous tes draps, seule dans ton appartement, tu n'avais pas réussi à dormir tellement tu pensais à cet homme et à la hâte que tu avais de le revoir. Sous son charme, oui, tu l'étais, et pour de bon.

(TO A MARRIED LIFE) 1964 - berwick-upon-tweed Encore un matin comme les autres. Tu t'es levée avec le soleil, et tu as lu en écoutant la radio qui grésillait et crachait parfois des paroles compréhensibles. Parfois. Ton thé a refroidi le temps que tu t'habilles et tu l'as bu froid juste avant de partir en vélo pour l'institut Lachlan. Le goût amer te reste sur la langue, mais tu souris doucement tandis que le froid mord tes joues et tes mains. Tu as oublié tes gants à la bibliothèque la veille, et tu n'es même pas sûre que tu les retrouveras en arrivant. Avec un peu de malchance, le vieux pervers de Reeves les aura pris et en aura fait des confettis. Mais tu n'y penses même plus. Au tournant de la rue, tu vois apparaître le bâtiment imposant où tu travailles bientôt depuis deux ans. Et bientôt, tu passeras les grilles, tu poseras ta bicyclette, et tu pourras saluer avec un immense sourire Don, en passant devant sa salle de cours.
Oui, tu te sens bien à Lachlan. Encore plus maintenant que tu sais que bientôt, ça ne sera plus "Mademoiselle Sidwell" qui te fera te retourner, mais "Madame Menken". Oui, vraiment, tu es dans un rêve, et rien ne pourrait l'effriter. Heureuse, fleur bleue, ta voix chantante salue Penny qui t'attendait devant l'entrée de l'institut, avec son air du mercredi matin, où elle a des potins à te faire partager, et un compliment à te servir.