Les moments de liberté se font de plus en plus rares à Lachlan. Theodore avait parfois le désagréable sentiment que l'évolution de la société britannique, largement influencée par l'essor américain, était jugulé par des règles stupides et des horaires affolantes à respecter. A cet instant précis, c'était l'occasion de se détendre et le chanteur ne s'était pas fait prier pour rejoindre le parc. Il n'aimait pas tellement la verdure : elle était si rare à Liverpool qu'il était habitué à l'urbanisme et la pollution. Il se sentait vivant dans une telle affluence de monde. C'est bien la raison pour laquelle il détestait les promenades en solitaire et son choix du parc n'était fait que dans l'espoir d'y rencontrer quelques camarades. Dès que la grande porte en bois vernie fut franchie, il desserra cette cravate qui manquait de l'étrangler chaque jour. Il réprimait l'envie d'enlever ses chaussures trop petites pour courir pieds-nus sur l'herbe qui glaçait déjà à l'approche des températures nocturnes. En fait la vie à Lachlan lui pesait de plus en plus sur le moral. Il n'était pas l'Elvis qu'il avait tant rêvé d'être : juste un élève parmi tant d'autres qui s'efforçait de garder des notes respectables juste pour garder le privilège d'être éduqué ici. Parfois il se demandait si vraiment c'en était un ou bien une punition divine pour sa désobéissance passée... Qu'importe, Theodore courait maintenant à travers le parc, traduisant sa mélancolie par une surexcitation des plus détonantes. La boucle brune qui achevait sa coiffure en forme de banane rebondissait sur son front au gré de ses pas rapides, ses joues rougissaient légèrement sous l'effort. Malgré sa myopie grandissante, il aperçut bientôt un petit groupe d'élèves qui lui tournaient le dos. Stoppant net sa course, il s'apprêtait à leur lancer une petite réplique pour signaler son arrivée mais leurs paroles homophobes étouffa alors son initiative. L'homosexualité était un des plus grands tabous de l'établissement sur lequel le directeur même ne savait se prononcer. Il n'y avait pas de règles quant au respect de la personnalité et des orientations de chacun comme il n'y en avait pas sur l'intolérance à propos de ceux-ci. Theodore s'en foutait lui. Il était pas de ce bord-là, grand bien lui fasse. Du moment qu'on ne lui tripotait pas le fessier au détour des douches, ça ne relevait pas de ses intérêts. S'approchant discrètement, il reconnut malheureusement la silhouette tordue en deux qui subissait les quolibets de ces crétins. Pas de chance ça n'était autre que son colocataire de chambre depuis maintenant plusieurs années. Daniel faisait partie de ces homosexuels qui ne s'en cachait pas mais qui ne le criait pas sur les toits et pour cause, certains esprits étaient encore trop conservateurs pour comprendre ces dérivations. Finalement, le jeune homme décida de rejoindre les autres pour une tentative de sauvetage. « Du calme les mecs, j'ai vraiment l'air d'un gay ? » Dit-il de sa voix entraînante tout en gambadant jusqu'à eux. Qu'on soit clairs : à la moindre démonstration de violence, il allait courir loin, vite et loin. Il entoura la nuque d'un des gars d'une poigne ferme comme si c'était son pote. « Pourquoi vous perdez votre temps avec lui franchement ? C'est pas comme s'il était intéressant hein Daniel ? » Ajouta-t-il tout en lui jetant un regard entendu. On le dégagea d'un geste rageur. Tous les deux savaient que Banana ne prendrait pas sa défense d'une manière claire et précise. « Ouais hein Cunningham, t'as besoin de ton pote de chambrée ? Comment tu le remercies ensuite ? » Theodore haussa un sourcil, conscient qu'il venait de s'embourber dans quelque chose de plutôt glissant. En effet, ces mecs-là ne semblaient pas prêt à laisser tomber leur dîner de sitôt.

Qui aurait cru que la sympathique ballade se transformerait en une espèce de scène pathétique où Theodore se sentirait obligé d'y fourrer son nez curieux. Les quelques élèves paraissaient plutôt en forme et très survoltés à l'idée de mettre la raclée du siècle à un de ces pédés qui foulaient les mêmes couloirs qu'eux. Daniel n'était pas le seul. Ces derniers temps, beaucoup de rumeurs couraient au sujet d'élève en particulier. Elles touchaient même les filles qui avaient intégré l'internat. L'année 1964 était riche en rebondissement politiques, changements de mœurs et libérations des esprits. Tout ça se confrontait à la pensée encore conservatrice et donnait lieu à ce genre de situations au sein d'établissements encore sur la réserve. Le plus sage aurait été de demeurer en dehors de tout ça en attendant que les tensions se calment pour s'échapper furtivement mais tout le monde savait que Theodore n'évaluait pas toujours le risque de ses actes. Dès qu'il osait ouvrir la bouche, les autres surenchérissaient un peu plus sur la complicité qui pouvait lier Daniel et lui. Qu'est-ce que ça pouvait bien leur faire ? Ils avaient eu leur lot d'expériences, d'exploration inconnus dans le passé – malheureusement Banana s'en souvenait comme si c'était hier. Tout ça était resté secret pour ne pas qu'on se méprenne sur ce qui liait les deux colocataires. Depuis, ça avait développé une certaine amitié et un sens de la protection qui n'était pourtant pas inné dans sa personnalité. Pour tourner en dérision les sous-entendus salaces, Theodore laissa s'afficher un sourire forcé. Que répondre à tant de stupidité, c'était plutôt dure mais il avait toujours eu la verve facile. Au moment où il fit quelques pas pour se rapprocher des adversaires, Daniel lança les hostilités et réagit au quart de tour, assénant un coup bien placé dans la pommette de l'interlocuteur. Tout d'abord impressionné, le chanteur lui jeta un regard plutôt admiratif et rieur mais tout ça s'effondra lorsqu'il fut à son tour frappé. « Oh oh, on se calme là. » Theodore était certes chamailleur, bagarreur à ces heures perdues mais il n'était pas un boxeur avéré et si toutefois tout ça terminait en bataille générale, il n'était pas sûr de remporter la victoire. Il posa une main sur l'épaule de l'agresseur qui fut cependant bien vite écartée. Aller chercher les surveillants ? Faire la balance ? Le laisser seuls avec cette bande de tarés riches et lassés ? Certainement pas. Pourtant Theodore ne bougea pas. Il n'accourut pas vers Daniel pour vérifier qu'il pouvait respirer, il demeurait stoïque malgré les pensées qui affluaient dans son esprit. On lui demanda quelles étaient ses intentions et il toisa le mec qui lui faisait face dubitatif. « Tu crois vraiment que je vais prendre part à vos jeux merdiques ? Je me salis pas les mains moi, passe-moi plutôt la branche épaisse derrière toi. » Theodore crut déceler une ombre de doute passer dans le regard de Daniel quand il attrapa la branche qu'on venait de lui passer. Avant même qu'ils n'aient eu le temps de réfléchir, il balança la branche dans le visage d'un des agresseurs, fit une petite balayette à la cheville d'un autre pour lui faire perdre l'équilibre puis attrapa Daniel par le col. « Courir c'est ce que je fais encore de mieux. Si tu suis pas, je ferai pas le héros deux fois ! » Puis sans attendre il partit au quart de tour, entraînant son colocataire avec lui.