“I wish I was a woman of about thirty-six dressed in black satin with a string of pearls.”

Elle s'ennuie. Elle s'ennuie dans son palais gorgé de soleil. Elle se sent coincée entre ses racines carribéennes et les protocoles purement anglais qu'on lui impose. Elle pourrait avoir le monde à ses pieds. Les bijoux et les fourrures ne l'impressionnent pas, ne l'ont jamais impressionné. Alors elle se réfugie dans les livres. Alors elle s'invente une autre vie pendant que celle-ci s'écoule si doucement que l'on a rien d'autre à faire que d'en attendre la fin. Elle se prend pour une adulte, elle montre les crocs quand on l'approche, s'adonne à des jeux interdits aux jeunes de son âge. Certains murmurent même que le diable s'est emparé de son corps et de son âme à sa naissance.

Tu es une femme coincée dans le corps d'une enfant. Pire encore, une âme. Une âme qui ne sait pas où aller, qui flotte dans une vie, dans une époque qui n'est pas la tienne. Quel espace-temps te conviendrait? Aucun, tu répondras. L'étouffement Jamaïquain sous lequel tu es né ne t'as jamais convenu. En plus d'être une femme, sexe faible et rabaissé, tu as hérité d'une carnation aux reflets de bronze. Tu sais pertinemment qu'en dehors de cette maudite île, ton époque n'apprécie guère les gens qui sont différents. Et comme si ça ne suffisait pas, les trois quarts de tes compatriotes te haïssent parce que tu vis dans un de ces somptueux palais de Port Royal. Parce que ton père porte le nom de Baxter et qu'il est haut placé dans la hiérarchie politique de ce pays. Alors tu as appris à t'en foutre. Tu t'es enfermée dans cette bulle. Tu as laissé place à ton âme. On t'a glissé un livre entre les mains et tu as appris seule à lire. Combien de fois tu t'es cachée sous la méridienne de la bibliothèque, blottie contre le tapis en laine importée d'Écosse, tu ne relevais pas la tête tant que tu n'avais pas atteint la dernière page. Tu n'avais pas d'amis. La seule personne qui avait grâce à tes yeux, c'était ton grand frère. Il avait sept ans de plus que toi. Il était tout pour toi. N'étais-tu pas un peu amoureuse de lui? Peut-être, ce qui est sûr, c'est que tu le regardais avec tes iris admiratives, il était ton modèle. Tu cherchais constamment son approbation. Il était ton seul ami et jouait avec toi. Il t'avait dessiné une marelle sur la margelle de la piscine. Il t'emmenait te promener, t'offrait des glaces, des pâtisseries, te faisait faire des tours de manège. Et puis il y eu ce fameux jour d'avril mille neuf cent cinquante cinq. Sous tes yeux, il se fit violemment renversé par une voiture filant à vive allure dans les rues de Kingston. Sous tes yeux, tu vis son crâne exploser en s'écrasant sur le sol. Parce qu'il n'avait pas fait attention. Parce qu'il s'était tourné vers toi, t'avais fait un signe. Ta nourrice avait beau vouloir te retenir, avait beau caché ces yeux supposés innocents de l'horreur humaine, tu as accouru. Trop tard cependant. Ton frère se vidait de son sang alors que des badauds t'entouraient et t'empêchaient de respirer. L'attroupement grandissait et les sirènes des ambulances finirent de briser en mille morceaux ton joli petit cœur.

Ce jour a changé ta vie. Dès lors qu'arrive l'anniversaire de cette triste journée, tu n'es plus la même. Tu refuses de t'alimenter. Ou au contraire tu goberas tout ce que tu pourras trouver, et bien sûr tu iras tout vomir vingt minutes après. Tous les autres jours tu es froide, tu es arrogante, tu es agressive lorsqu'il le faut, on te trouve lunatique. Pas étonnant que les plus fervents croyants sont persuadés que le diable a emporté ton âme avant même le jour de ta mort, qu'il guide tes moindres faits et gestes. Tu refuses d'aller prier, tu as renié tout divin salut possible d'un Dieu unique lorsque le cœur de ton frère a cessé de battre. Malgré tout, tes parents te traînent tous les dimanches à l'église et te force à implorer le pardon d'un Dieu pas si puissant à tes yeux. Alors tu feins. Tu fais semblant de joindre tes mains, mais sous tes paupières closes, tu ne récites pas les versets dont on t'a bourré le crâne étant petite en cours de catéchisme. Tu fais le vide dans ton esprit, tu t'inventes d'autres vides pour fuir la tienne, tu pronostiques sur celles des autres. Tu devines facilement que sous les faux-semblants et les mensonges, se cachent des êtres assoiffés de plaisir sexuels. Tu les qualifies volontiers d'hypocrites.

Ton modèle est la marquise de Merteuil. Celle-là même qui fut la maîtresse de tout Paris et qui entretenait des correspondances libertines. Tu as volé l'œuvre de Laclos dans la bibliothèque, tu te cachais sous ton grand lit à baldaquin de princesse pour suivre les aventures de Valmont, de la Tourvel et de Cécile de Volanges. Pour ne pas qu'on ne se doute de rien à ton sujet, tu emportes ce livre partout, comme un trésor. Tu le serres contre ta poitrine à peine formée, tu sens ton sang battre plus fort dans tes veines lorsque des phrases licencieuses se glissent entre les lignes. Plus tard, tu scruteras les moindres mots qui chatouilleront le creux de tes reins. Jusqu'à ce que ces images ne te suffisent plus. Il te fallait de la réalité. Toi aussi tu voulais te faire débaucher telle Cécile de Volanges. Autour de toi, à l'école, aucun garçon ne semblait à la hauteur. Tu as essayé pourtant, tu t'es faufilé, à la nuit tombée, et tu as rejoint un de tes semblables qui se veut supérieur par son genre, à qui tu avais donné rendez-vous. Vous vous êtes donnés rendez-vous dans le parc de la résidence de tes parents. Il avait deux ans de plus que toi. Dans la cabane du jardinier, il t'a dépucelé aussi vite qu'il fallait pour le dire. C'en était presque ridicule mais tu ne désespérais pas. Tu savais ce qu'il te fallait, un homme plus expérimenté. Un homme et pas un puceau. L'année mille neuf cent soixante et un venait de débuter. Un dîner à la maison avec les plus proches collaborateurs de ton père. L'occasion était idéale. Du regard, tu cherchas celui qui était plus libidineux que les autres, celui qui répondra au feu qui brûlait au fond de tes pupilles, celui qui saura satisfaire tes envies les plus folles. Tu suivis celui que ton père désignait du nom de Keith dans les couloirs. Il te connaissait bien, ce n'était pas la première fois qu'il venait manger à la maison. Il sort des toilettes et tu le forces à entrer à nouveau à l'intérieur. Tu fermes la porte et caches la clé dans ton décolleté. Tu lui glisses à l'oreille qu'il n'aura qu'à venir la chercher. Tu t'assois sur le canapé et tu lui fais découvrir les bas que tu avais chipé à ta mère. La liaison dura une bonne moitié d'année. Tu n'étais pas amoureuse. Tu savais pertinemment pourquoi tu l'utilisais. Par contre tu n'avais pas bien compris les motivations de celui que tu appelais par son nom de famille. Tu séchais le déjeuner pour aller le retrouver chez lui. Une fois, il te ramena d'Amérique le livre qui se hissa à la première place dans ton cœur, avec Les Liaisons Dangereuses. Keith était comme Humbert Humbert, amoureux des nymphettes dans ton genre, celles qui séduisent impunément, pavanent en bikini et lèchent des sucettes de façon innocente. Tu avais même osé lui demander d'autres œuvres dans la trempe de tes deux préférées. Encore une fois, Keith te fit promettre de garder le secret, tenant à son travail plus qu'à tout autre chose. Mais pas autant qu'à toi, avait-il ajouté. Tu avais souri de façon ironique, mais c'en était trop. Tu le laissas t'offrir les plus grands écrits de Sade, L'Heptaméron de Marguerite de Valois, ou encore Les Onze Mille Vierges d'Apollinaire. Mais celui qui te toucha le plus, c'est le Sullivan traduit par Vian, J'irai cracher sur vos tombes, parce que tu t'es identifiée au personnage principale. Il avait réussi à en dégoter une copie, malgré l'interdiction de publication. Maintenant qu'il t'avait offert tout ce que tu voulais, il était temps de t'en débarrasser. L'été débutait à peine. Tu te fis bêtement prendre par tes parents. Ta mère était sortie faire un course, tu l'avais appelé à son bureau. Et il était bêtement tombé dans le piège, il était bêtement venu, il avait bêtement cru ce que tu lui avais laissé entendre, il s'était bêtement fait berné, croyant que ta mère était partie pour l'après-midi. Tu t'étais allongée sur cette méridienne sous laquelle tu te cachais étant petite, et tu l'avais laissée venir à toi. Tu avais appelé ton père juste avant. Tu l'avais supplié de revenir à la maison pour passer l'après-midi ensemble. Tu savais ce qui allait se passer. Tu savais qu'il allait rentrer et vous trouver tous les deux. Tu savais qu'il l'attraperait par le col pour le tirer dehors. Tu savais qu'il pourrait presque le tuer mais qu'il se retiendrait. Tu savais qu'il allait le traîner dans la boue pour avoir touché à la prunelle de ses yeux. Tu savais qu'il allait t'en vouloir pour t'être laissée séduite mais tu t'en fichais. Alors tu avais fait tes yeux les plus tristes et les plus apeurés. La comédie que tu avais mise en scène marchait à merveille. Le pantalon aux chevilles, Keith se vit tirer tel un chien jusqu'à la porte, et sur le perron, ton père le lyncha, il aura pu le passer à tabac jusqu'à ce qu'on ne puisse plus le reconnaître mais ta mère était arrivée et l'avait prié d'arrêter. Elle qui ne pouvait prendre aucune initiative conseilla à ton père d'appeler la police. Il fut envoyé en prison, et toi de l'autre côté de l'Atlantique. On te considérait à moitié comme fautive. Pas d'avoir monté tout ça, mais de t'être laissée touchée, entraînée. Bien sûr, tu ne révélas pas la liaison qui avait duré six bon mois. Lui ne dit rien, plaida coupable et sa sentence fut irrévocable. La pension, c'était l'idée de ton paternel. Parce qu'il y avait été aussi. Parce qu'il savait que le directeur serait compréhensif. A nouveau, tu t'inventas une nouvelle pièce de théâtre. Tu l'imploras de ne pas t'envoyer là-bas alors que tu en mourrais d'envie. Bien sûr, il ne t'écouta pas. Et une semaine plus tard, tu dis adieu à ton île. Tu n'avais pas le droit d'y remettre les pieds tant que ton éducation ne serait pas parfaite, tant que tu ne serais pas remise dans le droit chemin et lavée de tout pêché.

On t'avais envoyé chez une tante à Londres. Une tante qui ne te jugeait pas, qui t'aimais et qui était persuadée que tu n'y étais pour rien dans cette histoire. Tes parents t'avaient quand même laissé un petit pactole pour te débrouiller. Tu les laissas de côté. Pour le moment. Tu avais oublié tes manigances pour découvrir la capitale. Ton enthousiasme était faux, et le soir, tu relisais ces œuvres qu'il t'avait donné. Tu avais réussi à les amener de l'autre côté de l'Atlantique. Tu as même réussi à les cacher à ton arrivée à Lachlan.

Ce n'est pas tant l'école qui te plaisait, c'était d'être libre, sans tes parents, sans le souvenir constant de ton frère qui rôdait autour de la maison. Tu avais même la possibilité d'assister à des cours de français. Ton rêve, depuis que tu avais reçu certaines parutions interdites en langue originale. Le réjouissement fut de courte durée, lorsque tu fis connaissance du professeur. Autant les autres, tu t'en fiches, tu ne prêtes pas attention à la folie des unes, à l'ennui que te procures le reste. Mais lui, ce Menken, il n'est pas comme les autres. Son attitude te dégoûte. Son rictus te donne envie de vomir. Tu ne supportes pas son air supérieur. Et à chaque fois qu'il pose les yeux sur toi, à chaque fois qu'il ouvre la bouche pour t'adresser la parole, tu es persuadée qu'il se moque de toi. Ça t'agace quand il trouve le bon mot pour t'égratigner, alors tu réponds. Personne d'autre n'ose, ou si peu. Mais toi tu t'en fous des autres. Tu montres les crocs comme tu sais très bien le faire parce qu'il t'agace. Parce que tu sais que cette sympathie est factice, qu'il n'est qu'un lâche derrière ses yeux espiègles. Tu l'as su parce que malgré tout ce que tu lui as dit, jamais il ne t'a puni, jamais il n'a usé de blâme corporelle; avec toi comme avec les autres. Surtout quand tu as reçu des coups de règles en fer pour moins que ça des autres enseignants. Une partie de toi s'amuse à le pousser à bout, pour voir jusqu'où il est capable de se retenir. Mais une autre partie de toi que tu renies et que tu enfouies très loin s'émoustille de l'attention qu'il t'accorde. Mais tu le détestes. Et ton orgueil en prend un coup dès qu'il t'envoie une pique.

Et ce jour d'octobre, quand Cleaves, la prof de couture, t'a retenue après les cours, pour te corriger, parce que tu avais été insolente, tu n'en pouvais plus. Tu avais besoin de te défouler, tu ne voulais pas pleurer devant les marques laissées sur tes jolis petits doigts. Tu étais en retard pour le déjeuner et tu allais certainement recevoir un nouveau châtiment. Tu sortis en trombe du bâtiment, pour rejoindre le réfectoire. Tu as cru à une hallucination quand tu as vu ta professeur de dactylographie dans les bras de Menken. Et pourtant ils étaient bien là à s'étreindre en plein milieu du parc. Il croisa ton regard, que tu lui rendis, que tu remplis d'amertume et de jugement, avant de fuir vers l'édifice principal. Tu ne pouvais pas te retenir. Tu as été obligée de chuchoter à quelques filles ce que tu venais de voir. Parce que c'était plus fort que toi. Parce que tu avais envie de lui faire du mal. Parce que tu n'aimais pas non plus cette cruche de Darling qui explosait devant quelques fautes inattention. Avant même que tu t'en aperçoives, plongée dans tes pensées, ton témoignage s'était transformé en rumeur. Tout le monde le savait. Tu n'entendais que ça. Un drôle d'élève, drôle dans le sens où tu n'en avais encore pas vu des comme lui, t'approcha pour te répéter la nouvelle. Tu t'es peut-être sentie coupable. Tu en avais peut-être assez des proportions que ça avait pris -tu crois même avoir entendu que Miss Darling était enceinte. Alors tu lui avouas, sans réfléchir. Tu lui confias que c'était toi. Que tu étais responsable et que tu les avais juste observé se faire un câlin, rien de plus. Mais tu te sentais fière. Tu sentais Madame de Merteuil réapparaître et cela te faisait le plus grand bien.

Ce drôle d'individu s'appelait Clifford. Tu étais partie le retrouver après les cours de la journée parce qu'il t'avais fait sourire. En passant tu as vu Menken enfourcher sa moto qui ne t'impressionnait pas le moins du monde, s'enfuir, probablement énervé, du domaine. Clifford avait l'air gauche et rougissait au début. Ton sourire s'était agrandi. Et il avait fait une blague. Et tu avais rigolé. Ce rire qui n'avait pas retentit depuis tellement longtemps était né du fond de ta gorge et mourut sur tes lèvres petites et charnues. Il était devenu ton seul ami à Lachlan. Lui et ses deux autres camarades avec qui il passait du temps. Tu avais intégré ce petit groupe sans mal. Un soir tu avais même donné rendez-vous dehors à Hugh, pour le retrouver dans le bois. Vous avez fricoté le temps d'une soirée mais n'en avez reparlé depuis.

Depuis l'épisode de la rumeur, Menken semble te haïr, ce n'est plus une illusion à tes yeux. Son ton n'est plus léger comme avant. Et toi tu surenchéris, parce que tu as toujours le même but. Mais cela ne te suffit plus. Tu en veux toujours plus. Tu le cherches. Tu cherches son regard pour renforcer ton égo. Tu te nourris de ses attaques pour mieux attaquer en retour. Un jour, tu l'as vu dans les bras de la bibliothécaire, cette être niais et naïf, sans aucun charme ni forme, mais tu as senti que c'était sérieux. Tu as fermé ta bouche cette fois-ci, mais tu as décidé de passer plus de temps à la bibliothèque, tapie dans l'ombre, à les écouter, à les épier. Un jour, en ville, tu as reconnu sa moto devant un appartement. Tu as su qu'elle habitait là. Et c'en est devenu une obsession. Dès que tu pouvais, tu passais par là. Et lorsque tu peux passer devant sa salle de classe, que tu peux croiser un de ses trajets, tu le fais. Pour parfaire ton dessein, tu as décidé de changer l'été dernier. Tu as coupé tes cheveux longs pour un carré plus sexy. Tu as investi dans des vêtements plus seyants, tu oses montrer tes jambes grâce à des jupes dites "mini". Tu as glissé de la lingerie fine dans tes tiroirs. Tu mets plus de noir sur tes yeux. Tu veux devenir, pour lui, cette femme de son âge, vêtue d'une robe de satin noir, et d'un collier de perles. Tu veux qu'il devienne dingue. Tu veux qu'il se demande si ce ne sont pas des hallucinations. Tu le veux lui. Tu veux briser son couple parce que c'est ce qui te motive. Parce que c'est ce que la Marquise aurait fait.

Don Menken a écrit:

Faut que je sorte le smiley pour la fouetter celle-là

Bienvenue béïbay
On va se faire pleins de bébés tu verras

Spoiler:

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Citation :

“Men are simpler than you imagine my sweet child. But what goes on in the twisted, tortuous minds of women would baffle anyone.”